‘A ta’upiti ana’e : un parcours urbain pour 140 ans de célébration

De juillet 1881 à juillet 2021

Si le Heiva est devenu au gré du temps le rendez-vous incontournable de l’année et la manifestation culturelle la plus emblématique du Pays, comment en retracer le fil continu ? 

L’exposition urbaine « ‘A Ta’upiti Ana’e » propose d’en dérouler la généalogie à travers un retour en images sur 140 années de célébrations et festivités qui promet de surprendre le visiteur par ses trésors endormis.

Sur l’esplanade Tahua Tu-Marama du Front de mer, ce voyage photographique à travers les décennies fait le pari audacieux de réveiller les mémoires en rendant compte des évolutions d’une fête aux dénominations multiples et aux manifestations culturelles diverses. À cheval sur trois siècles d’histoire, des photographes illustres et anonymes d’hier et d’aujourd’hui nous révèlent à l’unisson des moments de ferveur et d’exaltation exprimant l’amour d’un peuple pour sa culture. Cette exposition n’aurait pas été possible sans les généreuses contributions issues de collections privées et publiques.

Exposition photographique urbaine : 140 ans de célébrations, ‘A ta’upiti ana’e

Du 28 juin au 30 septembre

Tahua Tu-Marama -Front de mer

Accès libre

Plus de renseignement sur le site www.heiva.org

140 années de célébrations
Retour sur les origines des célébrations et des Festivités du Heiva i Tahiti

La chaleur du bitume et l’ambiance quasi déserte du parking Tarahoi ne laisse plus rien entrevoir de l’animation et de la forte affluence des lieux pendant les célébrations données en l’honneur du 14 juillet. Et pourtant, véritable lieu de mémoire de ces manifestations populaires, la mythique place Tarahoi aura accueilli les festivités entre 1881 et 1967 avant qu’elles ne soient transférées à Vai’ete en 1968 puis à To’āta en 2000.

            Dans l’Hexagone, la décision de célébrer la fête nationale le 14 juillet fut prise le 6 juillet 1880 en commémoration de la prise de la Bastille de 1789 et de la fête de la Fédération du 14 juillet 1790. L’année 2021 marque le 140ème anniversaire de ces célébrations car la nouvelle parviendra à Tahiti uniquement quelques mois après. On peut signaler au passage que cette fête nationale est elle-même héritière d’une généalogie de célébrations patriotiques plus anciennes, on se souviendra en particulier de la fête de l’Empereur fixée au 15 août à partir de 1852 et célébrée à Tahiti dès l’année suivante jusqu’en 1870.

Différentes appellations au fil du temps mais le même esprit qui perdure

Dès les débuts, ces festivités sont décrites dans la presse locale comme des manifestations populaires très prisées, il faut tout de même garder à l’esprit que « ces réjouissances devaient avoir un bon effet » et les longues préparations festives devaient être l’occasion d’inculquer aux autochtones le dur labeur, eux qui étaient d’ordinaire décrits comme « oisifs ».

S’il y a eu avec l’annexion du Royaume Pōmare en 1880 et sa mise en orbite dans l’Empire français des velléités d’inculquer les valeurs patriotiques de la métropole au travers de la commémoration de la prise de la Bastille, l’enthousiasme et l’engouement de la population tenait surtout au fait que ces festivités rappelaient les grandes fêtes d’antan, décriées par la suite pour leur caractère « lascif » mais qui demeuraient encore vivaces dans de nombreux esprits.

            « Fête de Juillet, la fête, le 14 juillet, fête nationale, Tiurai » sont autant d’appellations utilisées pour désigner ces festivités. Il serait bien difficile de définir des périodes précises dans l’usage des termes. Dans un contexte en majorité tahitianophone pendant longtemps, l’usage populaire du « Tiurai » (qui signifie juillet) perdurera longtemps, même après que ces festivités ne soient officiellement rebaptisées « Heiva I Tahiti » lors de l’adoption du statut d’autonomie interne en 1985. Cette institutionnalisation du Heiva témoigne de la réappropriation progressive des festivités autant dans ses pratiques que dans sa symbolique.

140 ans de célébrations – trois lieux emblématiques

            Est-ce la ferveur exprimée pendant le temps des festivités, la popularité quasi immuable des himene ou bien la beauté des traditions dansées par les districts qui ont attiré l’œil des photographes, qu’ils soient amateurs ou professionnels, d’ici ou d’ailleurs ? Difficile à dire, mais chacun d’entre eux a capturé une composante essentielle de l’histoire de ces fêtes, nous permettant aujourd’hui d’en tisser un fil continu en images. Du sable de Tarahoi à la scène de To’āta, en passant par les planchers en bois de Vai’ete, ce 140ème anniversaire nous donne donc l’opportunité de revenir aux origines de ces célébrations afin de mieux comprendre notre histoire. Au-delà des permanences et des mutations rendues saillantes à l’épreuve du temps pour se rendre compte que l’essence de ce temps de partage demeure : ce besoin viscéral de célébrer nos histoires, qu’elles soient dansées ou chantées, et à travers elles, nous célébrer nous-mêmes.

            Dès les débuts, l’ambiance qui régnait à Tarahoi était assurément festive, il faut imaginer une place débordante de monde, la foule attroupée autour du célèbre kiosque à musique installé en 1878 à l’initiative du Gouverneur Planche. Comme aujourd’hui, les fêtes de Juillet durait sur plusieurs jours. Les bâtiments de guerre en rade arboraient leurs pavillons et les bâtiments étaient tous pavoisés aux couleurs de la France. C’est tout Papeete qui fourmillait de monde le temps des festivités, les gens des districts déferlaient dans la capitale, installés dans des campements mis à disposition par la municipalité. Quand les concours de himene et de danses étaient finis, l’Avenue devenait le siège de l’agitation pour les fêtards avec ses baraques foraines. Les concours de pirogues ornées attiraient une foule compacte trépignant d’impatience sur le Quai de la Manutention pour assister à la parade des pirogues fleuries. Les années 1960 offre un exemple de l’ambiance que l’on pouvait retrouver au moment des fêtes.

Aujourd’hui la distinction entre cérémonies officielles et festivités nous apparaît comme naturelle. Les cérémonies patriotiques rythmèrent un temps les festivités. Précisons que c’est véritablement à partir de 1880 que les cérémonies protocolaires et patriotiques furent codifiées. Une salve de coups de canon annonçait souvent le début des festivités. Les cérémonies officielles incluaient la revue des troupes, le passage au monument aux morts, une retraite aux flambeaux. Le bal du 14 juillet au soir qui rassemblait les notables de la société coloniale de l’époque était très attendu.

De 1881 à 1890, le gouverneur était en charge d’organiser la fête. A partir de 1891, la commune de Papeete fut aux commandes des festivités, établissant de fait un chef-lieu des célébrations. D’après les journaux locaux et les récits de contemporains, certaines années les festivités étaient plus fastueuses que d’autres. Ainsi on se souvient surtout du 14 juillet de l’année 1895 comme ayant été grandiose autant pour le faste, que l’apprêt porté aux costumes ou encore l’émerveillement de la foule.

Le ‘Ori Tahiti a traversé les époques et s’est imposé comme une référence des festivités

            La danse était au programme des festivités dès le début mais elle ne tenait pas le rôle central qu’on lui reconnaît aujourd’hui. Bien que les ‘upa ‘upa furent bannis en 1853 avant d’être de nouveau autorisées dans ce cadre très restrictif, les danses n’ont jamais complètement disparu. Elles étaient encore pratiquées dans les districts avant même que le premier concours de « danses indigènes » n’apparaisse en 1892 et constitua d’ailleurs l’attraction phare du programme de cette année-là. Les descriptions faites de ces danses dans les journaux laissent penser qu’elles étaient parfois mimées et elles peuvent apparaître comme telles sur certains clichés. La description faite sur les cartes postales retrouvées comme celles du photographe Lucien Gauthier et mentionnant entre autres « les danses du plaisir » révèlent davantage de l’exotisation de celui qui regarde.

 Il est intéressant de remarquer la continuité entre les danses d’hier et d’aujourd’hui, on pense notamment à la danse des coqs qui figure ici sur une des cartes postales du même photographe et qui aura peut-être inspirée la danse des coqs de Coco Hotahota en 2015, et de sa troupe de danse Temaeva.

            C’est uniquement à partir des années 1930 que différentes catégories de danses apparaissent au programme des concours. En 1933, la distinction est faite entre les concours de ‘ōte’a, ‘ūtē, pā’ō’ā et ‘aparima. Dans ces années, les organisateurs firent preuve aussi de plus d’exigence, les danseurs ne devaient se vêtir que de costumes exclusivement tahitiens, avec interdiction de faire dépasser un bout de t-shirt ou autre textile importé. Du temps de la place Tarahoi, les danseurs se pressaient devant le kiosque à musique où étaient confortablement installés les jurés. Malgré sa présence au programme des fêtes, il aura fallu attendre 1956 et la création de la première troupe de danse professionnelle en contexte urbain par Madeleine Moua pour donner au ‘ori Tahiti un caractère « respectable ».  Grâce à elle, la danse qui avait été l’attraction majeure des fêtes d’antan regagna ses lettres de noblesse pour acquérir le rôle central qu’on lui connaît aujourd’hui. Surtout, Madeleine Moua initia une véritable révolution avec le more noué en haut de la taille qu’elle abaissa aux hanches laissant le nombril à l’air marquant une libération des corps. En 1985, l’officialisation de l’appellation « Heiva » pour qualifier ces célébrations au-delà du rappel historique est assurément un hommage rendu à une figure tutélaire du ‘ori Tahiti.  Cette évolution de la danse témoigne peut-être aussi d’un aspect important et des conséquences inattendues de ces festivités aux dessins patriotiques, à savoir la préservation et la survivance à travers le temps de pratiques traditionnelles, elles-mêmes en perpétuelle mutation.

Des manifestations pluridisciplinaires entre tradition et modernité

            Contrairement à la danse, les himene étaient très attendus et une fête de juillet sans himene était assurément une fête incomplète, voire ratée. Les chants sont apparus très tôt dans les célébrations, dès 1867 et ont immédiatement remporté l’adhésion du public.

Chacun des districts en présence chantait ses traditions, la puissance des chants émerveillait le public. Il y eut, à l’origine, une distinction faite entre airs européens et airs tahitiens mais à partir de 1910, seuls les concours de himene en tahitien existent.

            Les concours de pirogues fleuries étaient très plébiscités et constituaient souvent le clou des festivités. La foule se pressait sur le Quai de la Manutention où s’élevait une tribune où le jury s’installait et devant laquelle les pirogues défilaient après s’être rassemblées à Fare Ute. Même à quai, l’on pouvait deviner l’attention portée au détail, chaque pirogue accueillait parfois jusqu’à quarante personnes. Les districts étaient souvent reconnaissables aux symboles que leurs pirogues arboraient.

            Les courses d’embarcations constituaient une autre attraction majeure du Tiurai. Elles existaient depuis 1855 pour ensuite devenir des courses de « régates ». Au début, une distinction était établie entre les embarcations montées par les Européens et celles montées par les autochtones. Les régates font partie des manifestations les plus durables dans le temps. Il est parfois difficile d’expliquer pourquoi certaines disciplines apparaissent au programme alors que d’autres disparaissent. Au côté des courses de va’a qui nous sont familières aujourd’hui, il y avait une très grande variété de courses. Les courses de baleinières ont perduré jusqu’au moins dans les années 1960. Les concours de sports étaient divers, bien plus qu’ils ne le sont aujourd’hui, nombreux des disciplines en compétition étaient directement transposés de la métropole. Devenue désormais une discipline incontournable du tūa’ro mā’ohi, les concours de javelot sont apparus seulement à partir de 1935 et se déroulaient à l’hippodrome de Fautaua. Les années 1950 se distinguent par la variété des sports proposés. Ainsi, on retrouvait des concours de joutes lyonnaises, des match de water polo ou encore des réunions cyclistes parmi d’autres sports.

Certaines autres disciplines au programme peuvent peut-être étonner, comme par exemple les concours de tir avec armes de guerre. Ceux-ci se justifiaient assez aisément, tout citoyen français devait le service militaire à son pays et la fête ne devait pas faire oublier l’apprentissage du patriotisme, fut-il de manière informelle à travers les jeux.

            Si certaines années restèrent gravées dans les mémoires pour le faste des festivités, les années de guerre marquent un véritable arrêt dans les festivités. Seule était célébrée la fête nation du 14 juillet qui donnait lieu à des manifestations patriotiques en tout genre qui rendait hommage à « l’Armée et le Drapeau ». Les manifestations festives étaient délaissées en temps de guerre, leur caractère bariolé contrastait avec l’élan patriotique nécessaire en temps de guerre. On se rappellera également du cyclone de Veena de 1983 qui a particulièrement touché les îles et a empêché la tenue des fêtes cette annéelà.

            L’enthousiasme et la gaieté de l’être-ensemble n’enlevait en rien le sentiment de compétitions qui animait les différents groupes venus de leurs districts avec l’envie de gagner. Chaque concours était couronné de récompenses. Il existait une variété de prix selon les disciplines et les pratiques. On retiendra que les districts de Papenoo et de Papara constituaient des concurrents redoutables et ressortaient souvent vainqueurs. Pour la petite anecdote, le Contre-Amiral Bergasse Dupetit Thouars (chargé de la « pacification » des Marquises en 1880 chargea d’établir un prix en son nom et d’y consacrer 500 francs. Il figurait donc parmi les prix celui des « Courses et Prix de l’Amiral du Petit-Thouars ».

Un hommage et un retour sur l’histoire des célébrations du Heiva i Tahiti

            La renaissance culturelle des années 1970 a vu l’apparition d’expressions identitaires diverses, des activités comme le tatouage ou les sports traditionnels ont trouvé un nouvel élan. Certaines autres pratiques comme la marche sur le feu a été remise au goût du jour. Cette pratique désormais associée à Raymond Graffe, fait partie de ces manifestations traditionnelles qui ont failli disparaître. Elle était au programme de festivités de Papeete en 1898 avant de disparaître jusqu’aux années 1980. La photo du umu tī qui figure dans l’exposition est prise à Raiatea pendant les célébrations de Juillet de l’année 1899 lors d’une des campagnes du navire Le Protet. À vrai dire, la marche sur le feu a peut-être disparu des programmes des fêtes de Juillet mais il est fort à parier qu’en tant que pratique, elle ait perduré, notamment dans les Raromata’i (Iles Sous-Le-Vent).

            Au-delà de ce retour historique sur l’évolution des festivités, cette exposition rend hommage aux piliers qui ont laissé leur empreinte sur ces célébrations et qui ont contribué à les forger. On pense notamment à des figures incontournables comme Madeleine Moua bien sûr mais aussi Coco Hotahota, Gilles Hollande, Tavana Salmon, mais aussi à des personnalités qui ont marqué de leur aura l’histoire du Heiva. On y retrouve notamment des personnalités telles que Gérard Cowan, Paparai, Maurice Lenoir, Teve, John Mairai, Paulina Dexter, Pierrot Fairaire, Gérard Tepehu, Manu Tetauupu, Eugène Kavera, Karl Brillant, Moeana Maiotui, ou encore Minos, pour ne citer qu’eux, et aussi la présence de tous les groupes amateurs ou prestigieux qui font que la magie du Heiva se renouvelle chaque année. ‘A ta’upiti ana’e !

Sources : 

Le Messager de Tahiti (1852-1883)
Le Journal Officiel des Établissements Français de l’Océanie (1884-1959)
Le Mémorial Polynésien, 1972
Gleizal Christian, Papeete 1818-1990,
Caillot Eugène, Histoire de la Polynésie orientale, 1910